Je n’aime pas écrire sur la Shoah. Non pas par manque d’intérêt pour cette catastrophe innommable mais bien car je me sens absolument incapable d’exprimer par des mots ce que mon esprit peine à comprendre. Pour ces millions de vies volées, je me protège derrière ce silence pesant et si expressif qui saisit Aharon face au meurtre brutal de ses deux enfants. Vayidom Aharon, « Aharon se figea » (Lev. 10 :3), nous dit le verset, le verbe Vayidom וידום exprimant non pas un silence (וישקוט) mais bien un arrêt total, une non-expression glaçante qui fige le temps lui-même, à la façon dont le Soleil arrêta sa course pour Josué et son armée : Shemesh BeGivon Dom / Le soleil se figea à Givon (Jos. 10 :12).
Il y a deux mois, Mr. Florian Wolfowicz m’a gracieusement fait parvenir sa traduction (en collaboration avec Sarah Weiss) d’un court texte théologique sur la Shoah, « Le bris des Tables: théologie juive après la Shoah », écrit par l’un des plus grands talmudistes de notre époque : Le Professeur David Weiss-Halivni. Cet érudit, lui-même rescapé de la Shoah, m’était avant tout connu pour son travail considérable sur la rédaction du Talmud ainsi que sur les stamayim, les sages anonymes qui finalisèrent le Talmud de Babylone. En toute honnêteté, c’est avec beaucoup de circonspection que j’ouvris le livre. Les talmudistes sont rarement de grands théologiens et traiter de la Shoah d’un point de vue théologique me paraissait de toute façon voué à l’échec.
Pourtant, Halivni arrive non seulement à parler théologiquement de la Shoah mais en plus il parvient à lier le tout à l’œuvre de sa vie, l’étude de la Torah et la recherche du sens premier du texte talmudique. Dès le début, le ton est donné : « Il y eut deux événements théologiques majeurs dans l’histoire juive, la révélation au Sinaï et la “révélation” à Auschwitz. Le premier révéla la présence de Dieu, le second révéla l’absence de Dieu. »
Toutefois, Halivni rejette catégoriquement l’approche obscène qui consiste à accuser les victimes de leurs propres souffrances. Car pour Halivni, la Shoah ne saurait être une punition divine. Elle est au contraire la liberté humaine poussée à son summum, incontrôlée. Cette réponse, Halivni ne la trouve non pas dans les pages trop rationnelles, trop terrestres, du Talmud mais dans la tradition mystique du Zohar. Plus particulièrement, c’est le concept kabbaliste de tsimtsoum, de rétraction de la divinité pour permettre aux humains d’exister, qui sera le fil conducteur de son raisonnement.
Selon le Zohar, Dieu se rétracte, se réduit, pour que sa présence n’efface pas le libre-arbitre humain. Mais ce tsimtsoum n’est pas constant et il existe ainsi des époques où il est renouvelé. Au Sinaï, la présence de Dieu était si flagrante qu’elle ne laissa que peu de place à la foi. Mais depuis deux millénaires, le tsimtsoum est en augmentation constante. Cela, Halivni le constate avant tout en ce qui concerne l’étude de la Torah. À l’origine, l’homme était partenaire de Dieu dans l’interprétation de la loi, la halakha, et vivait ainsi de façon optimale la proximité entre Dieu et ses créatures. Mais voilà qu’au cours des siècles, Dieu se retrouva petit à petit exclu de son propre texte. L’étude devient plus théorique, plus vague, moins proche de la Parole de Dieu entendue au Sinaï.
Pour Halivni, le tsimtsoum atteint son apogée lors des 200 dernières années. Sur le plan de l’étude, cet éloignement du divin s’exprime à travers le pilpoul, cette nouvelle façon d’étudier le Talmud en multipliant les raisonnements complexes mais pourtant terriblement éloignés du texte. Dieu est loin, très loin, de sa création qui se trouve livrée à elle-même. Le solstice, c’est évidemment la Shoah. Le tsimtsoum est si intense que Dieu semble disparaitre de sa création. La Shoah n’est donc pas le fruit de la volonté divine mais bien la conséquence de son absence de volonté, de son indifférence temporaire qui laisse les humains livrés à eux-mêmes.
Ainsi, la réponse d’Halivni à Auschwitz est avant tout théologique. L’héritage spirituel de la Shoah n’est ni dans l’auto-flagellation, ni dans la haine. Être juif après Auschwitz, c’est œuvrer pour le rapprochement constant de Dieu et son peuple, pour la fin du tsimtsoum. Un rapprochement qui, pour Halivni, passe évidemment par l’étude de la parole de Dieu. Une étude qui se doit d’être ancrée fortement dans le sens premier du texte et non pas s’égarer dans des raisonnements complexes mais vides de sens. À l’étude, se rajoute la prière qui, pour Halivni, est avant tout une demande, une supplication, pour que Dieu se dévoile et de par ce fait limite ce libre-arbitre devenu un poids si lourd pour l’humanité.
Cette dernière réflexion m’a étrangement rappelé celle d’un autre talmudiste rescapé d’Auschwitz, le mystérieux Mr. Chouchani qui fut le maître de Lévinas et d’Elie Wiesel. Dans sa biographie, Salomon Malka rapporte l’interprétation étonnante proposée par Chouchani au verset : הֲשִׁיבֵנוּ יְהוָה אֵלֶיךָ וְנָשׁוּבָה חַדֵּשׁ יָמֵינוּ כְּקֶדֶם / Fais nous revenir vers toi, Éternel, et nous reviendrons ! Renouvelle nos jours comme Kedem. (Lam. 5 : 21). Traditionnellement, le mot kedem est interprété comme signifiant « avant / autrefois ». Le verset serait donc une prière pour le rétablissement de la splendeur d’Israël. Mais Chouchani proposait de comprendre kedem comme un synonyme du fameux Jardin d’Éden qui se situait selon la Bible à Kedem, à l’Est. Ainsi, le verset serait une supplication pour que Dieu renouvelle notre état originel, celui d’avant la faute, lorsque Adam et Ève vivaient dépouillés de libre-arbitre. Est-ce un hasard si ces interprétations sont le fruit d’érudits ayant justement vécus le déchainement le plus total et violent du libre-arbitre humain ?
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